Son bras droit tendu parallèlement au sol s'affaissa soudain, et celui qui était autrefois le meilleur nettoyeur des Etats-Unis tomba à genoux, ses épaules tressautant au rythme de sa respiration syncopée. Comme pour mieux souligner sa chute, un morceau de béton se détacha du mur du fond avec un craquement sinistre et s'écrasa au sol.
- Dis donc, Ryô, ça te prend souvent d'entrer chez les gens par effraction ? Tu pourrais être un peu plus discret, au moins...
Celui à qui s'adressait ces paroles passa une main gênée dans ses cheveux et éclata de rire.
- Ha ha ha... Alors tu savais que j'étais là ?
Mick pivota d'un demi-cercle sur ses orteils, et se redressa brusquement. Il était aussi blond que Ryô était brun, et était un peu moins grand que son ancien partenaire.
- Hey, tu me prends pour qui ? s'indigna-t-il. Je suis peut-être diminué physiquement, mais je n'ai rien perdu de mes facultés de concentration... Au contraire, comme je suis obligé de compenser, je suis sans doute meilleur qu'avant !
- « Obligé de compenser ? »
Ryô secoua négativement la tête d'un air peiné.
- Tiens, tu me fais penser à l'éléphant... C'est fou comme je suis entouré de handicapés qui refusent de s'assumer...
- Grrrr...
- Ne me dis pas qu'avec tes mains bousillées et ton corps de femmelette, poursuivit Ryô sans paraître remarquer l'irritation croissante de l'autre, tu comptes sérieusement continuer le boulot de nettoyeur ! Laisse-moi rire...
Le voyant se pencher en arrière et rire à gorge déployée, Mick eut un instant la tentation de se jeter sur lui pour le réduire au silence. Mais celle-ci se dissipa rapidement quand il sentit à quel point le rire de son ami sonnait faux. Quelques secondes s'écoulèrent. Voyant que Mick ne réagissait pas comme il s'y attendait, Ryô reprit rapidement son sérieux.
- Et Kazue ? demanda-t-il en accrochant le regard de l'américain. elle devient quoi dans tout ça ? Elle, c'est une vie normale qu'elle veut mener avec toi...
Mick détourna les yeux, et resta sans rien dire un long moment. Il s'assit pesamment à même le sol, et finit par répondre :
- Pfff... Je le sais bien... Mais paradoxalement, c'est aussi pour elle que je fais tous ces efforts...
- Et tu crois qu'elle les apprécie ? Quand tu passes tes journées enfermé à double tour, quand elle voit que tu t'éloignes irrésistiblement d'elle...
- Ça ne te ressemble pas d'être aussi lyrique, Ryô, dit-il en relevant la tête. Tout comme ça ne te ressemble pas de jouer les conseillers sentimentaux...
L'intéressé grogna un borborygme incompréhensible, et Mick sourit franchement.
- Et de toute façon, ajouta-t-il en haussant les épaules, tu sais très bien que je ne peux rien y faire : depuis que j'exerce ce boulot, je me suis fait un nombre incalculable d'ennemis... Tout comme toi !
- ...
- Et dans l'état où je suis, je suis incapable de protéger celle que j'aime... Je ne veux pas que Kazue soit obligée de vivre sous une constante menace, du fait de la présence à ses côtés d'un nettoyeur qui n'est plus bon qu'à mettre au rebut. Et s'il y a une chose que je déteste, c'est cet état d'impuissance... que j'ai éprouvé quand Kaori a été enlevée... par deux fois... J'étais là et je n'ai rien pu faire... Je ne veux pas qu'une chose pareille se reproduise, conclut Mick d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
Ce fut au tour de Ryô de rester silencieux plusieurs secondes. Il finit par lever les yeux au ciel.
- Ah là là... J'avais oublié que tu étais plus têtu qu'une bonne dizaine de mules...
- Hé hé hé...
- Mais toi aussi tu oublies une chose, dit-il avec sérieux. Kazue est toujours amoureuse de moi, et je ne la vois pas rester longtemps avec un type qui la délaisse... Déjà tout à l'heure, j'ai eu du mal à résister à l'appel de ses bras langoureux et de ses lèvres implorantes...
*Quelques étages plus haut, une femme éternua*
- Euh... Dis...
- Mais qu'est-ce que tu dirais de venir habiter dans notre immeuble ? reprit Ryô en frappant dans ses mains comme si l'idée venait seulement de l'effleurer. Un sourire lubrique apparut sur son visage, et il continua, plus pour lui-même que pour celui qui était resté assis sur le béton froid :
- Hé hé hé... Et comme ça, Kazue et moi pourrions avoir enfin notre nuit de noces, si longtemps reportée...
- Et nous serions sous ta protection, c'est ça ? fit Mick avec un sourire sarcastique. Arrête ce jeu, Ryô : nous nous connaissons depuis trop longtemps pour que tu puisses me tromper...
- Bah...
Ryô s'assit à son tour, et un temps s'écoula avant qu'il ne reprenne la parole. Son visage avait pris une expression indéfinissable, qui mêlait tristesse et mélancolie, mais aussi un profond apaisement.
- Moi aussi, j'ai dû lutter pour retrouver mon état normal après que Kaibara m'ait drogué à la poussière d'ange... Moi aussi, j'ai connu ces interminables journées de souffrance passées à essayer de remonter la pente...
- ...
- Et ça doit être encore plus dur pour toi, avec la rééducation de tes mains... Je suis surpris, d'ailleurs : je ne pensais pas que tu en retrouverais l'usage, du moins pas aussi vite...
Mick secoua négativement la tête en souriant.
- C'est grâce au professeur et à Kazue... Ils ont réussi à synthétiser un neurostimulant, que je m'injecte deux fois par jour... Mais ça reste très limité, et je suis loin d'avoir recouvré le plein usage de mes mains, en admettant bien sûr que j'y arrive un jour...
Sa main droite n'avait pas lâché le pistolet qu'il tenait lorsque Ryô était entré ; manche retroussée, il la leva à hauteur de son visage, et se concentra brusquement. Tous les muscles de son bras se contractèrent, semblables à des cordelettes d'acier, et ses doigts se crispèrent sur la détente et la crosse de l'arme. Au bout de quelques secondes qui parurent interminables à Ryô, l'index finit par se replier, et la gâchette claqua. Dans le vide. Mick se relâcha, et souffla longuement.
- La première fois que j'ai réussi à faire ça, je suis resté tétanisé dans cette position, fit-il en riant. Il a fallu que Kazue m'aide à déplier mes doigts... Pour l'instant, je ne peux pas utiliser d'arme automatique, j'ai trop peur que mon doigt reste bloqué sur la gâchette, bwa ha ha ! ! !
Ryô éclata de rire à son tour, gagné par la bonne humeur de son ami. Celui-ci avait aussi des problèmes, mais il avait réussi à les dépasser.
- Au fait, Ryô ?
- Hum ?
- Qu'est-ce que tu fais ici ? s'enquit Mick en redevenant sérieux. Ce n'est pas ton genre, de te mêler ainsi des affaires des autres. Et depuis que tu es arrivé ici, je t'ai trouvé bizarre...
Il se rapprocha du « City Hunter authentique », et lui flanqua un solide coup de coude dans les côtes :
- C'est encore une histoire avec Kaori, hein ?
- N... Non... Du moins, pas directement... A propos...
Les yeux du japonais se rivèrent sur ceux de l'américain, essayant de donner à ses paroles davantage d'intensité qu'ils n'en contenaient réellement :
- Si je suis venu te voir, c'est principalement pour te poser cette question : aurais-tu entendu parler d'un professionnel qui serait récemment arrivé au Japon ? Enfin, quand je dis un professionnel et récemment, je n'en sais rien... Quelqu'un qui me vouerait une haine mortelle, en tout cas...
Mick se rembrunit, et son front se plissa sous l'effet des sentiments contradictoires qui s'agitaient en lui (NDA : il se retient pour ne pas éclater de rire).
- Hum... C'était donc ça... Je me doutais que ça finirait par éclater, dit-il lentement, ses yeux baissés sur le sol, incapable de soutenir le regard de l'autre nettoyeur. Mais je ne pensais pas que ça se ferait si vite, ni que ça te poserait de problème...
- Pas de problème ? s'indigna Ryô. Je me suis fait attaquer deux fois en quatre heures, et ça n'avait pas l'air d'une gentille plaisanterie ! Qu'est-ce que tu sais exactement sur ce type ? ?
- C'est que... C'est un peu dur à dire, mais...
- Mais ? répéta Ryô d'une voix pleine d'espoir.
- Mais je ne sais strictement rien !
*Bardaf*
- Ryô ? Tu fais quoi à plat ventre sur du béton froid ? ?
L'interpellé, qui fixait d'un il luisant une douille vide, en position idéale pour faire des pompes, se rassis péniblement en tailleur.
- Pfff... Tu te venges, c'est ça ? C'est bas de ta part, Mick, vraiment...
- Ha ha ha...
- Et je me demande bien pourquoi je perds mon temps avec un type comme toi... Espèce d'irresponsable, va ! grommela Ryô en achevant de se relever, puis en s'époussetant énergiquement.
- Et c'est toi qui me dit ça ? s'amusa Mick. Si tu veux, on peut faire un concours pour savoir à qui revient le titre de « Type le plus irresponsable de Tokyo » ! Avec comme juge de paix...
- Kazue, glissa perfidement Ryô.
- Non, ce serait trop facile, je gagnerai à coup sûr... Ha ha ha... Moi, je verrai bien Kaori à sa place !
Les deux hommes éclatèrent de rire en même temps, d'un rire qui était certainement le plus franc de tous ceux qu'ils avaient eu depuis le début de leur conversation. Leur tension s'était annulée d'un coup ; au delà de toute considération, ils étaient identiques, plus près de toucher au bonheur qu'ils ne l'avaient jamais été de toute leur vie passée dans la clandestinité. Si la vie était un long fleuve tranquille, eux avaient passé la leur tout au fond du flot, là où l'eau est la plus glacée et la plus sombre. Leurs trajectoires incessamment modifiées par les rochers qui tapissaient le lit du fleuve, ils se sentaient enfin remonter vers la surface, portés irrésistiblement vers une partie du fleuve où l'eau courait plus belle et plus pure. La sensation était délicieuse, et Ryô se souvenait l'avoir pleinement éprouvée ce matin-là, lorsqu'il était sorti dans la rue inondée de soleil juste après avoir quitté une Kaori rougissante.
Mais les deux attaques dont il avait été l'objet l'avait ramené de plein-pied dans la froideur de son univers quotidien, et la sensation s'était évanouie en fumée, laissant place au malaise. Il secoua la tête. Le charme était brisé, la tension en train de revenir ; il était dans une pièce sans fenêtre, dont les vastes dimensions ne pouvaient faire oublier l'uniformité grise du béton et l'impression d'emprisonnement qui s'en dégageait. Une cage à leur mesure, que dans leur folie ils s'étaient construits eux-mêmes.
Pour échapper au malaise qui grandissait en lui, Ryô bougea, faisant quelques pas vers la sortie. Après avoir passé toute sa vie en apnée, il se sentait sur le point d'étouffer, et il s'était tourné instinctivement vers la seule personne capable de lui apporter quelques goulées d'oxygène.
Parfaitement conscient du trouble qui s'était emparé de son ami, Mick se leva et brossa à son tour ses habits maculés de poussière. Il allait parler quand Ryô le devança :
- Tiens, je viens d'avoir une excellente idée : pourquoi ne pas prendre l'éléph comme arbitre à notre concours ? Au moins, Umi ne sera pas gêné par les sentiments qu'il a pour nous, termina-t-il en riant.
- ...
Son rire n'ayant que le silence pour tout écho - la salle de tir était parfaitement insonorisée, et les murs absorbaient les sons au lieu de les renvoyer - Ryô se tut, et son ancien partenaire en profita pour l'interroger d'une voix calme :
- Ryô... Pourquoi es-tu venu me voir ?
Celui à qui s'adressait la question parut surpris.
- Eh bien, pour savoir si tu avais des informations concernant le type qui m'a tiré dessus, tout simplement...
- Tout simplement ? Pourtant, tu sais bien que, depuis que j'ai quitté les Etats-Unis, je n'ai quasiment plus de contact avec le milieu ? Enormément de gens me croient mort dans cet accident d'avion, je n'ai aucune envie de me rappeler à leur bon souvenir ! Tu le sais, ça, non ?
- Peut-être, fit Ryô en haussant les épaules. Mais il y avait toujours une possibilité pour que tu sois au courant de quelque chose.
Mick soupira. Le jour où il réussirait à avoir une conversation vraiment franche avec ce type, il serait sans doute grand-père depuis longtemps. Mais, même si l'attitude de Ryô ne laissait rien filtrer de ses véritables pensées, en ce moment précis ses yeux semblaient contenir une interrogation muette, qu'il était trop pudique pour formuler à voix haute.
Après être resté quelques secondes immobiles, voyant que Mick ne jugeait pas utile de poursuivre ses questions, Ryô reprit son mouvement vers la porte. Il en avait la poignée en main, et il allait la tourner, quand la voix de l'américain le figea dans son geste.
- Tu sais, Ryô... J'aime Kazue... Je veux dire : je l'aime vraiment, c'est la personne qui compte le plus pour moi...
Ryô regarda Mick par dessus son épaule, et hocha lentement la tête en signe de compréhension, le remerciant intérieurement pour sa bénédiction implicite.
- Ryô...
- Hum ?
- Je t'avais demandé de faire le bonheur de Kaori, tu ne t'en souviens pas ?
- ...
- Ryô ?
- Hum...
- Qu'est-ce que tu fais encore là ???
31 Mars 1965 - 12 Mai 2000
Jusqu'alors recroquevillée dans une eau dont la chaleur la berçait et la réconfortait, elle déplia lentement une jambe qu'elle offrit à la caresse de l'air. Des gouttes ruisselèrent sur sa peau lisse, impatientes de retrouver la matrice dont elles étaient issues, et la baigneuse frissonna légèrement. Non que la sensation fut désagréable, au contraire, l'atmosphère saturée de vapeur n'était pas assez froide pour cela. Mais le frisson, s'il avait pour origine un contraste physique, trouvait également une résonance dans l'esprit de la jeune femme ; jusqu'à présent, elle s'était empêchée de penser, vaquant à ses activités quotidiennes comme si de rien n'était, puis, l'heure avançant, se réfugiant dans le cocon protecteur d'une eau où elle avait laissé couler sa conscience.
Mais il était temps de revenir à la réalité.
Se départant brusquement de la langueur qui avait rythmé tous ses mouvements, elle laissa lourdement retomber sa jambe, éclaboussant généreusement le sol de la salle de bain. Les vagues suscitées par son geste ne s'étaient pas apaisées quand elle se leva. Sans laisser à l'eau le temps de ruisseler de son corps, elle prit pied sur le dallage blanc, goûtant le simple plaisir de voir des petites flaques se former sur son passage.
Soulevée par une sorte d'euphorie qui étirait un sourire radieux sur son visage, Kaori se planta devant son miroir et regarda avec attention sa sur jumelle. L'image que lui renvoyait avec fidélité le miroir était - incontestablement - celle d'une femme, jeune, à laquelle son visage décidé ainsi que ses cheveux bruns coupés courts, coiffés à la va-vite, donnaient un peu une allure de garçonne. Mais cette dernière n'était, à bien y regarder - et seuls quelques uns en étaient capables - qu'un atout de plus, et ajoutait une touche de vitalité dynamique à la finesse des traits et à l'absolue féminité des formes.
Le regard était dirigé sur son reflet, et sa fixité jurait avec le sourire dessiné par la bouche au modelé parfait, annonçant clairement que ce sourire ne serait que de courte durée. Et, en effet, il ne tarda pas à vaciller, livrant sa dernière bataille avant de disparaître totalement. Kaori lutta contre elle-même encore quelques instants, essayant en vain de retenir des bribes effilochées de son euphorie, puis renonça. Après tout, ce n'était pas son genre de laisser l'hypocrisie envahir ses pensées et ses sentiments. Ce matin, après que Ryô fut parti en l'embrassant, elle avait vécu un moment de pur bonheur mais très vite doutes et interrogations avaient à nouveau envahi son esprit. Elle s'était empressée de les mettre de côté, mais savait bien que de toute façon elle était ainsi faite que son malaise ne pourrait être dissipé que lorsqu'elle y aurait trouvé des réponses claires.
Ce matin, avait-il voulu lui faire comprendre que cette journée serait enfin différente des autres ? Cette idée plaisait à Kaori, mais lui laissait en même temps un arrière goût d'angoisse : elle s'était tellement habituée à l'impasse de leur relation que, mise au pied du mur, elle avait peur de former avec lui un véritable couple. Secouant le carcan d'angoisse qui lui étreignait le cur, Kaori serra énergiquement les poings et se promit intérieurement que de toute façon elle ferait tout pour remplir le vide de leur vie. Elle ne comprenait pas pourquoi leur relation n'avait pas évolué sept jours plus tôt, après ce qui avait été une véritable déclaration d'amour, mais elle sentait bien que si elle ne faisait rien ils allaient une nouvelle fois échouer au « jeu de la vie ».
Son regard s'attarda à nouveau sur son double optique. Elle n'avait jamais bien su répondre à la question « ai-je du charme ? », ses idées là-dessus évoluant aussi rapidement que son humeur. L'attitude d'Eriko et, surtout, celle de Mick avaient contribué en partie à lui donner confiance en elle, mais elle ne savait pas vraiment comment la jugeait celui qu'elle aimait. Ses jambes étaient fines et fuselées, résultat des longues heures de jazz dance et d'aérobic auxquelles elle s'astreignait depuis des années. Elle ne les mettait pratiquement jamais en valeur, hormis avec des jeans moulants, mais il avait dû s'en lasser, après tout ce temps. Restait cette minijupe droite, fermée sur le côté par des boutons, qu'elle ne portait que trop rarement pour ne pas entraver ses mouvements. Aujourd'hui... Oui, pourquoi pas ?
Pour calmer les tremblements nerveux qui agitaient ses mains, elle les posa sur sa taille. Celle-ci était mince, et se creusait sous une poitrine qui était - quoiqu'il puisse en dire - généreuse. Kaori soupira. Jamais elle n'oserait mettre un bustier à la Saeko, ce n'était pas son genre. Luttant intérieurement quelques secondes pour savoir si elle devait ou non se forcer à dépasser sa timidité pour mettre une tenue vraiment sexy, elle finit par y renoncer au souvenir d'une conversation qu'elle avait eue récemment avec Miki.
- Je ne comprends pas... Alors que nos sentiments à tous les deux étaient devenus si clairs, rien n'a changé... Comme je continue à m'habiller comme d'habitude, tu crois que ça l'empêche d'être attiré vers moi ? Tu crois que je devrais m'habiller de manière plus féminine ?
Miki avait plissé amèrement les lèvres. Sous l'apparente naïveté de la question, elle décelait une véritable détresse qui s'accentuait de jour en jour. Comme toujours dans ces cas-là, elle s'était employée de son mieux à réconforter son amie, occupée à noyer sa déprime dans du café.
- Je ne pense pas que ce soit nécessaire, avait-elle dit en secouant négativement sa chevelure brune. Tout comme je ne pense pas que ce serait une bonne chose : c'est de toi que Ryô est amoureux, de toi et pas d'une autre Kaori... Si tu changeais, je me demande bien comment il réagirait...
Kaori avait rougi, et plongé du nez dans sa tasse de café.
- Peut-être, mais...
- Et il a besoin de temps. N'oublie pas qu'il a toujours été un dragueur invétéré, et qu'il a du mal à rompre avec ses anciennes... habitudes.
Les deux femmes s'étaient souries et Miki avait ajouté :
- J'ai attendu Falcon plus de dix ans... Tu sais, j'ai l'impression qu'on savoure mieux le bonheur quand il s'est fait attendre.
Un silence de complicité les avait unies, mais il avait rapidement été brisé par une voix féminine exaspérée venant de la rue.
- Lâchez-moi ! Vous êtes collant ! !
- Mais ne me dites pas ça... La colère ne sied pas à la beauté parfaite de votre visage... Hé hé hé... Si vous ne voulez pas de café, ce n'est pas grave, allons directement tirer un coup à l'hôtel !
- Yaaaah !! Ne me touchez paaaas !!!
Sur le point de se précipiter dehors pour donner à cet obsédé la correction qu'il méritait, Kaori s'était sentie retenue en arrière par deux mains vigoureuses. Abaissant son marteau, elle s'était retournée pour interroger du regard celle qui la retenait par les épaules.
- Ne fais pas ça, c'est exactement ce qu'il espère que tu feras, avait dit Miki - décidément, Ryô exagérait, il n'aurait que ce qu'il méritait.
- Mais...
- Tu crois qu'il ne sait pas que tu l'observes ? Allons... Si tu veux vraiment avoir un conseil, Kaori, alors je vais te donner celui-ci : ignore-le, surtout quand il fait ses pitreries, et laisse-lui croire que tu te détaches de lui.
Khu hu hu...
Se surprenant à rire doucement toute seule, Kaori revint à la réalité. Elle n'avait pas eu de mal à mettre ce conseil en pratique, étant véritablement lassée de sa relation avec lui ; mais elle n'avait pas pensé que cette méthode pourrait porter ses fruits aussi vite...
Elle acheva de sécher sa peau encore humide, puis passa dans la cabine où elle avait laissé ses sous-vêtements. A bien y réfléchir, elle allait mettre un de ses chemisiers habituels.
Quand elle eut finit de s'habiller dans sa chambre, ses pas la conduisirent vers le fauteuil du salon, où elle s'affala, désuvrée. Il n'était que quatre heures de l'après-midi, et il lui restait deux bonnes heures à tuer avant son retour ; aussi ce fut avec un réel plaisir qu'elle aperçut son carnet, posé négligemment par elle sur un coin de la table en verre un peu plus tôt. Allongeant le bras, elle s'en saisit avec l'intention de le ranger à sa place habituelle, puis laissa ses doigts - trop heureux de trouver une occupation - jouer machinalement avec. Tout à l'heure, un peu avant midi, elle était allée vérifier les messages à la gare de Shinjuku. C'était ce qu'elle faisait tous les jours, d'ailleurs, il n'y avait pas de raison qu'elle changeât ses habitudes aujourd'hui. Kaori n'avait fait qu'une entorse à son parcours quotidien : au lieu de passer par le Cat's eye, elle l'avait soigneusement évité, ainsi que tous les lieux où elle aurait pu tomber sur Ryô. Elle s'était attendue à être déçue, comme toujours - aussi se préparait-elle pendant le trajet à ne rien trouver, cela lui permettait au moins d'atténuer la déception - mais elle avait finalement eu la bonne surprise de voir l'annonce.
Elle finit par ouvrir son carnet à la dernière page utilisée, où elle avait noté exactement ceci :
« XYZ Urgent Tel 401 655 0845» Le message était succinct, mais n'avait laissé aucun doute à son il surentraîné : l'écriture était celle d'une femme. Kaori avait balancé une bonne dizaine de minutes pour savoir si elle allait ou non noter l'annonce, puis elle s'était décidée en songeant qu'après tout elle n'avait rien à perdre à vérifier si la personne en question était susceptible de ne pas exciter le premier nettoyeur du Japon - qui était aussi le premier libertin du monde. Dans le cas contraire (99.9 % de probabilité, hélas) elle arracherait la page de son carnet, la découperait en petit morceaux qu'elle brûlerait, puis récupèrerait les cendres avant de les éparpiller dans le vent du haut d'un gratte-ciel.
Kaori referma le carnet d'un geste sec. La personne qu'elle avait obtenue à partir du numéro de téléphone indiqué était bien une femme, qui parlait le japonais à la perfection mais dont la voix contenait une pointe d'accent étranger. Elles avaient convenu d'un rendez-vous pour le lendemain matin, auquel rendez-vous Kaori n'allait que poussée par les innombrables factures qui s'entassaient depuis un mois : son instinct lui soufflait que leur cliente était une jolie femme, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute.
Des minutes, puis des heures, passèrent ainsi, Kaori s'attachant à penser à des futilités qui la distrayaient de son attente. Quand la pendule murale marqua six heures, elle secoua sa semi-somnolence pour aller dans la cuisine préparer le dîner. Aujourd'hui avait beau ne pas être un jour tout à fait comme les autres, cela n'empêcherait pas Ryô de se bâfrer comme quatre, ainsi qu'à son habitude. Et, pour aujourd'hui, elle allait s'appliquer tout spécialement à lui préparer un repas délicieux, qui serait le reflet de ses sentiments. Elle doutait qu'il soit sensible à ce genre de détail, mais bon...
Kaori venait de déposer sur la plaque de cuisson une casserole pleine de riz sauté au saumon quand elle se raidit brusquement. Le bruit était imperceptible, mais elle l'avait guetté tant de fois, angoissée à l'idée qu'un jour il ne revienne pas... C'était le bruit caractéristique de son pas dans l'escalier, juste avant qu'il ne rentre dans le salon en claquant la porte derrière lui. Elle étouffa sa respiration, attentive au moindre bruit, puis haussa les sourcils, perplexe. La porte n'avait pas claqué comme à son habitude, elle s'était contentée de faire un léger bruit, si léger qu'elle ne l'aurait sûrement pas entendu si elle ne s'y était pas attendue. Pourquoi...
Refusant de laisser le malaise s'installer à nouveau en elle, Kaori chassa cette question de son esprit. Pour se décontracter, elle essaya de deviner combien de temps Ryô mettrait à la trouver dans la cuisine pour l'embrasser. Une vingtaine, une dizaine de secondes ? Moins, sans doute... Il allait arriver tout de suite, c'était sûr. Elle l'imaginait déjà arrivant sans bruit derrière elle, la saisissant par la taille tandis qu'elle sursauterait. Elle l'imaginait la retournant vers lui, plongeant ses yeux dans les siens pour déchiffrer leur message. Elle l'imaginait se pencher insensiblement sur elle et glisser doucement sa main contre sa nuque. Elle l'imaginait fermant lentement les yeux et faisant glisser sur ses lèvres la caresse de son souffle chaud, exquise esquisse de baiser. Elle l'imaginait...
Kaori sursauta, et se retourna avec vivacité. La cuisine était encore déserte, pourquoi ? Pourquoi est-ce que rien ne se passait comme elle l'avait prévu ?
Pincées fortement, ses lèvres blanchirent quand elle entendit le bruit étouffé d'une nouvelle porte, celle de la chambre de Ryô cette fois. Ainsi donc, il était rentré comme un voleur en l'évitant soigneusement ? Mais alors, pourquoi avoir eu ce comportement ce matin ? Enfin, l'aimait-il, oui ou non ?
Avisant une chaise, Kaori s'en saisit machinalement et s'y assit. Elle se sentait sur le point de pleurer, et pressa ses doigts contre ses paupières pour les soulager. Quelle sotte elle avait été de croire qu'elle pourrait enfin être heureuse... Elle sentait une larme rouler sur sa joue quand une image s'imposa soudain à son esprit fatigué : la vision d'elle-même, nue, serrant les poings devant la glace et se promettant de tout faire pour attirer Ryô dans ses bras.
Kaori rouvrit les yeux, durement. Jusqu'à présent, tout ce qu'elle avait fait pour changer leur relation était... Rien, elle n'avait strictement rien fait, ou peu s'en fallait. En tout cas, ça n'avait pas été suffisant. Ces derniers temps, elle s'était contentée de suivre les événements sans tenter d'influer directement sur leur déroulement, mais ça allait changer. Il allait voir qu'elle pouvait aussi être actrice, plutôt que simple spectatrice. Mais... Elle ne connaissait qu'une seule méthode pour y arriver.
Elle hésita encore quelques secondes, ne sachant pas très bien jusqu'où elle oserait aller ; ensuite, ayant pris sa décision, elle vida son esprit de tout ce qui pouvait affaiblir sa résolution et se leva. Là, debout au milieu de la cuisine, elle se dévêtit totalement, puis remit son seul chemiser. Ce dernier descendait suffisamment bas pour épargner ce qu'elle n'avait pas sacrifié de pudeur, mais elle regretta tout de même de ne pas pouvoir l'étirer davantage d'un coup de baguette magique.
Kaori eut une ultime hésitation puis, comme hypnotisée, elle quitta la cuisine à grandes enjambées mécaniques, plantant là ses autres vêtements mais aussi et surtout tout un passé de faiblesses et de tergiversations. Négligeant ou oubliant de frapper pour annoncer son arrivée, elle entra dans la chambre de Ryô au moment où celui-ci s'allongeait sur son lit. Repoussée d'un coup de pied, la porte se referma sur eux avec un bruit sec.
N.B. Ce dernier chapitre est ma façon de rendre hommage à Kaori ; soyez indulgents, je ne suis ni une femme ni un poète ^_~.